La polémique
Le retentissement à Montmartre

Pour la plupart, les grands critiques de cinéma (de même qu'une forte majorite de spectateurs) ont été conquis par le film, qui symbolise pour certains "le renouveau du cinéma français".
Cependant, quelques journalistes ont entretenu, par voie de presse dans le quotidien Libération, une polémique enflammée sur une idéologie sous-jacente que, selon eux, ce succès national véhiculerait.

Je vous propose un petit tour d'horizon de ces critiques, dont les hypothèses ne sont bien évidemment imputables qu'à leurs auteurs respectifs. Attention, les lignes qui suivent peuvent être de nature à perturber le sentiment de pur bonheur qui habite ceux qui ont vu et aimé le film.

Pour terminer, le mot de la fin sera - et c'est bien naturel - laissé à Jean-Pierre Jeunet, qui commente toute cette polémique avec un certain humour.


SOMMAIRE

      Titre Auteur Date Provenance
Pascale mai 2001 SanDiego.com
  lundi 4 juin 2001 Libération
David Martin-Castelnau
Guillaume Bigot
lundi 28 mai 2001 Libération
Serge Kaganski jeudi 31 mai 2001 Libération
Philippe Lançon vendredi 1er juin 2001 Libération
Jean-Pierre Jeunet 2001 DVD du film - piste bonus

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Dans sa rubrique "Best-of des brèves de mai", Pascale, correspondante toulousaine du site http://www.sandiegofrance.com, résume la polémique qui a fait rage au sujet du film:

La polémique

Le mois dernier, je vous racontais en quelques mots l'Amélie de Jeunet que j'avais trouvée bien gentille. Depuis lors, près de 4 millions de spectateurs ont vu - et apprécié - le film. Le phénomène est tel qu'il attire même l'attention de nos politiques qui se ruent comme un seul homme dans les salles obscures et en ressortent avec de savants commentaires sur ce que veut la France... Les présidentielles ne sont pas loin et en l'absence de programmes capables de faire la différence, l'ensemble de la classe politique cherche l'inspiration dans un conte de fées.
Le président soi même s'est fait organiser une projection privée à l'Elysée pour voir ce qui fait courir les Français. Il en est, paraît-il, ressorti plus souriant qu'il n'y était entré. On attend son programme avec impatience ! !
Chez les intellectuels on est plus réservé, voire carrément hostile au film. A coup d'opinions assenées, parfois brutalement, dans les journaux, et de droits de réponse encore plus véhéments, le débat devient une véritable foire d'empoigne.
Un premier article publié dans Libération le 28 mai dans Libé met le feu aux poudres. Il est signé par deux membres de Génération République. En voici le début :
" (...) fabuleux destin que celui de ce film: plus de 3 millions d'entrées en trois semaines, des louanges dithyrambiques jusqu'aux Etats-Unis, où Variety y voit "un événement dans l'histoire du cinéma". A quelques bémols près, bien sûr: un journal français reproche à mots couverts au réalisateur, Jean-Pierre Jeunet, d'avoir fait un film sympathique sur la France, "pays médiocre au lourd passé collabo"; dans un autre, on nous explique qu'évoquant un Paris "sans caillera ni tag, il a un je-ne-sais-quoi de nostalgique qui fait le jeu du FN"; le d'habitude-plus-avisé mensuel Technikart le fusille d'un adjectif: "populiste"; last but not least, le Festival de Cannes le snobe ". (...)

Le 31 mai, réponse du berger à la bergère : le chef de la rubrique cinéma des Inrockuptibles se fâche (toujours sur www.libe.fr aux Rebonds) et se lâche : Amélie n'est pas jolie, et malgré quelques rares qualités, ce n'est qu'une traînée qui couche avec l'extrême droite !
Le mot de la fin revient à un journaliste de Libération, deux jours plus tard, qui met bon ordre dans la dispute et renvoie les protagonistes dos à dos... non sans en profiter pour égratigner de plus belle la belle. Sur Internet, les " newsgroups " réservées aux journalistes reprennent de plus belle les mots les plus méchants et les dissèquent sans fin. On aurait presque envie de leur rappeler que ce n'est qu'un film, que pendant ce temps l'Afghanistan, l'effet de serre, Israël, la Palestine, et tout le reste ... Quoique, pendant ce temps, ils ne sont pas devant Loft Story, ni au bistrot. C'est déjà ça !    ¤


 
Le lundi 4 juin 2001

Le parti d'Amélie

Plébiscité par le public, projeté à l'Elysée, le nouveau film de Jean-Pierre Jeunet inspire les hommes politiques.

Quelle levée de boucliers! Un article de Serge Kaganski, «Amélie, pas jolie», publié jeudi dans les pages Rebonds de «Libération», a suscité une avalanche de réactions. Certes, ce sont les lecteurs mécontents qui, généralement, écrivent aux journaux, mais en s’en prenant à l’idéologie «nauséabonde» du film, le rédacteur en chef adjoint des «Inrockuptibles» ne pouvait que choquer: parmi les 4 millions de spectateurs du film, il est obligé, statistiquement, que l’on retrouve nombre de nos lecteurs.
Au vrai, Serge Kaganski avait d’abord voulu réagir lui-même à un texte paru lundi, dans ces mêmes colonnes, de David Martin-Castelnau et Guillaume Bigot, qui expliquait que «la bien-pensance libérale-libertaire» ne pouvait que rejeter la vision bienveillante et crédible des «petites gens» contenue dans le film de Jeunet.
Pour Kaganski, ce film véhicule plutôt «une vision de Paris, de la France et du monde (sans même parler du cinéma) particulièrement réactionnaire et droitière». Il dénonçait aussi le fait que «le Paris de Jeunet est soigneusement “nettoyé” de toute sa polysémie ethnique, sociale, sexuelle et culturelle». Et il se demandait si un tel film ne pourrait pas servir de «clip» aux discours de Le Pen.    ¤

 
 
 
Le lundi 28 mai 2001

DAVID MARTIN-CASTELNAU ET GUILLAUME BIGOT
David Martin-Castelnau et Guillaume Bigot
sont membres de Génération République.

Le secret d'Amélie Poulain

La force de ce film qui déplaît à l'élite bien-pensante: ses «petites gens» très crédibles.

C'est un inattendu et, en effet, fabuleux destin que celui de ce film: plus de 3 millions d'entrées en trois semaines, des louanges dithyrambiques jusqu'aux Etats-Unis, où Variety y voit «un événement dans l'histoire du cinéma». A quelques bémols près, bien sûr: un journal français reproche à mots couverts au réalisateur, Jean-Pierre Jeunet, d'avoir fait un film sympathique sur la France, «pays médiocre au lourd passé collabo»; dans un autre, on nous explique qu'évoquant un Paris «sans caillera ni tag, il a un je-ne-sais-quoi de nostalgique qui fait le jeu du FN»; le d'habitude-plus-avisé mensuel Technikart le fusille d'un adjectif: «populiste»; last but not least, le Festival de Cannes le snobe.
Que peut donc dire, ou plutôt montrer, le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain pour susciter un tel engouement et, à la marge, une hargne aussi sotte? Le peuple, simplement. Quand toute la vulgate des «élites» françaises diffuse un mépris teinté de crainte pour les habitants de ce pays, avec son triptyque géographique beaufs-beurs-ploucs, ce film évoque les «gens de peu» avec tendresse et respect. Mêlant la poésie de Prévert à l'esthétique de la pub, la mélancolie de Trenet à l'esprit branchouille de la rue Oberkampf, la naïveté d'un Tati aux chansons de Souchon et de Gainsbourg, il donne à voir des gens aimables, abîmés certes par la vie, désenchantés, parfois mesquins, mais qui vont pourtant connaître cette forme de rédemption qui s'appelle le bonheur.
La buraliste Voici, le macho aigri, l'épicier teigneux, le banlieusard pavillonnaire dûment doté de son nain de jardin, l'employé de la SNCF, celui de la RATP, l'écrivain raté qui-déteste-les-critiques-littéraires, le vieillard irascible, la concierge aux aguets: il n'en manque pas un. Et leur Geppeto les anime avec une bonté amusée, une admiration facétieuse, qui leur prête un destin meilleur: ils réapprendront bientôt à aimer, à s'aimer, à vivre hors la grisaille et la médiocrité. C'est là que le bât blesse. Un peuple qu'on ne raille ni ne fustige? Depuis l'époque Gabin-Bourvil, on pensait en avoir fini avec cette vision irénique de ce que l'on nommait jadis «les petites gens». Or voilà qu'elles resurgissent transfigurées... et crédibles! Insupportable irruption: le choc, pour la bien-pensance libérale-libertaire, n'aurait pas été plus rude que celui éprouvé par un mollah apercevant une foule de naturistes dans les rues de Téhéran. Le peuple dépeint sans sarcasme ni condamnation? Inadmissible scénario. A coups de «sondages» et de «révélations», on nous avait pourtant enseigné qu'il constituait une engeance détestable. Peine perdue: Jeunet lui consacre, à ce populo, une ode irrésistible. Et, ce faisant, apporte la plus cruelle réponse que l'on pouvait imaginer aux divagations d'un Sollers et de sa «France moisie». Car tel est sans doute le fabuleux secret d'Amélie Poulain: dans ce miroir qu'elle nous tend, si différent de la glace déformante à laquelle on nous a habitués, on se mire avec plaisir, insouciance et - horresco referens... - espérance.     ¤

 
 
Le jeudi 31 mai 2001

SERGE KAGANSKI
Serge Kaganski est rédacteur en chef adjoint
des «Inrockuptibles».

«Amélie» pas jolie

Il est temps de dire tout le mal que l'on pense de ce film à l'esthétisme figé et qui, surtout, présente une France rétrograde, ethniquement nettoyée, nauséabonde.

Comme si l'air du temps et les nouvelles du monde ne nous donnaient pas assez de raisons de désespérer du genre humain, voilà qu'on nous bassine depuis plus d'un mois avec un film dont l'esthétique publicitaire rétro, la poésie frelatée et le propos insignifiant masquent (à grand-peine) une vision de Paris, de la France et du monde (sans même parler du cinéma) particulièrement réactionnaire et droitière, pour rester poli. Et comme s'il ne suffisait pas que le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain ait bénéficié d'une tornade d'éloges quasi unanimes, comme s'il ne suffisait pas qu'une grande partie de la France constitue un front national du cinéma se masturbant l'identité avec l'image sentimentalo-passéiste que lui renvoie Jean-Pierre Jeunet, voilà que dans un Rebonds publié dans Libération, David Martin-Castelnau et Guillaume Bigot prennent la défense du film, tout ça parce que la sainte Amélie a été légèrement égratignée par une infime partie de la presse. Et les deux Don Quichotte d'opérette de condamner le mépris des intellectuels, la condescendance des élites, bref, de voler au secours de ce pauvre et fragile petit film qui n'a qu'un tort (aux yeux des intellos) selon eux, «regarder le petit peuple avec amour, empathie et espérance».
Il est peut-être donc temps de dire noir sur blanc, argumentaire à l'appui, tout le mal qu'on est en droit de penser de ce film, un droit qui devient même un devoir puisque la quasi-totalité des médias français, tétanisée et rendue aveugle par «l'événement», semble bloquée en pleine génuflexion poulinesque.
Premier point, l'esthétique d'Amélie Poulain. On le sait depuis ses premiers courts-métrages et Delicatessen, Jean-Pierre Jeunet est plutôt un virtuose du visuel qu'un cinéaste. Pour lui, comme pour ses nombreux collègues en pyrotechnie visuelle, le cinéma n'est pas un outil de connaissance du monde, de découverte du réel et d'expérience du temps qui s'écoule, mais un simple moyen technique de recréer le monde à son idée. Pourquoi pas? Le hic, c'est que Jeunet est sous l'emprise d'une telle volonté de maîtrise et de contrôle absolu de ses images que ses films ne respirent plus, que son monde paraît être filmé sous cloche. Amélie Poulain fait ainsi penser à ces boules de neige enfermant les monuments de Paris que l'on vend dans les boutiques de souvenirs kitsch.
Ce parti pris ultraformaliste donne un cinéma étouffant, de la taxidermie animée, un musée Grévin qui bouge. Les personnages de Jeunet sont des marionnettes, toutes réductibles à un seul trait de caractère bien surligné, toutes résumables en une seule phrase-slogan: La Fille Introvertie qui Découvre l'Amour; la Buraliste Aérophagique; l'Epicier Irascible; la Bistrotière Pittoresque et Bavarde, l'Ecrivain Raté; le Vieux Solitaire et Retiré du Monde qui Recopie des Tableaux de Renoir (un autoportrait lucide de Jeunet?), etc., etc. Dès lors, les rapports que nouent entre elles ces figurines sans épaisseur ne peuvent pas être des rapports humains profonds et développés mais de simples relations fonctionnelles, des ressorts de cause à effet. Bref, Amélie Poulain est formellement vissé, factice de A à Z, et se résume à une succession assez ennuyeuse de scènes gadgets meublées par des silhouettes caricaturales.
Et alors, me dira-t-on? Jeunet a fait un film publicitaire de plus, les gens aiment, pourquoi bouder son plaisir, tout ça n'est pas bien grave, tout le cinéma français y trouve son compte, pas de quoi s'exciter? Certes. Sauf que si Jeunet a parfaitement le droit de faire ce type de film (à mon sens, de l'anticinéma), on a aussi le droit de préférer une tout autre idée du cinéma. Et puis surtout, second point, sous l'épaisse croûte «poétique» d'Amélie Poulain, derrière son aspect rétro Poulbot inoffensif se cache une vision de Paris et du monde (pour ne pas dire une idéologie) particulièrement nauséabonde, qui semble ne gêner personne et passer comme un mail dans un Mac. Si on regarde le film un peu attentivement, qu'y voit-on? Un Paris des années 30, 50, sorti d'un film de Carné/Prévert. Amélie Poulain braille à tout bout de champ/contrechamp: c'était mieux avant! Et alors qu'une oeuvre d'art se doit d'affronter le présent voire le proche futur, Jeunet dirige son regard en arrière toute.
On nous explique que le réalisateur regarde le peuple avec empathie. A notre sens, il regarde surtout le peuple avec sentimentalisme et nostalgie réductrice, il met en scène un fantasme démagogique et superficiel de population prolétaire, il filme un populo de carte postale qui n'a jamais existé sauf dans l'imagerie et l'inconscient collectif forgés par messieurs Carné, Prévert et Doisneau. Mais les trois artistes précités avaient l'avantage de produire leurs oeuvres dans les années 30 à 50, leurs créations étaient contemporaines de leur époque. Le peuple (ou plutôt une imagerie clichetoneuse et vieillotte du peuple), Jeunet le regarde sans doute avec empathie, mais sans jamais poser l'ombre d'un début de question sur les raisons qui provoquent son aliénation, sans jamais effleurer les conditions de son éventuelle émancipation. Non, pas de questionnement trop complexe ici, Jeunet se contente de filmer le peuple à ras de cliché, parce que c'est joli, rigolo, sympa et pittoresque. Avant d'être un film populaire, Amélie Poulain est surtout un grand film populiste. C'est tellement vrai et frappé du sceau de l'évidence que ça n'a pas échappé à nos hommes politiques de tous bords, surtout aux deux futurs candidats présidentiels qui n'ont pas loupé l'occasion de s'accrocher aux branches du succès du film.
Non contente d'être réfugiée dans le passé et dans le fantasme populo afférent, Amélie Poulain est recroquevillée dans le cocon de la butte Montmartre. Aux clôtures formelles temporelle et sociale s'ajoute une clôture spatiale. Amélie Poulain, c'est Paris village, c'est le repli dans la tribu du pâté de maison. Nul besoin d'être agrégé de sociologie et d'histoire pour savoir que l'idéologie du village est profondément réactionnaire, qu'elle implique plus ou moins consciemment la peur de la modernité, du changement, des mouvements du monde et du brassage de populations. La vision de Jeunet sur ce dernier point précis constitue l'aspect le plus inquiétant de son film. J'habite dans le quartier du canal Saint-Martin qui est représenté dans le film. Que vois-je tous les jours en sortant dans la rue? Des Parisiens, certains sans doute français «de souche», d'autres d'origine antillaise, maghrébine, africaine, indienne, kurde, turque, juive, russe, asiatique... Je vois des couples hétéros, mais aussi pédés, lesbiens, queen... Que vois-je dans le Montmartre de Jeunet? Des Français aux patronymes qui fleurent bon le terroir. Je vois aussi un beur désarabisé qui s'appelle Lucien. Mais où sont les Antillais, les Maghrébins, les Turcs, les Chinois, les Pakis, etc? Où sont ceux qui vivent une sexualité différente? Où sont les Parisiens qui peuplent la capitale en 1997 (année où est censé se passer le film)? Ah, pardon, on voit parfois de «l'autre» dans le film. D'abord, une chanteuse de blues, dans un écran de télévision en noir et blanc. Puis un vieux Noir unijambiste, toujours dans un écran de télé en noir et blanc. Enfin, un moudjahid afghan dont la voix off nous dit qu'«il mange bizarrement et se coiffe d'un drôle de cache-pot». Les Afghans (qui sont majoritairement victimes des taliban) apprécieront.
Tout cela signifie quoi? Que Jeunet regarde le peuple avec sympathie, certes, mais exclusivement le peuple montmarto-rétro-franco-franchouillard. Que le Paris de Jeunet est soigneusement «nettoyé» de toute sa polysémie ethnique, sociale, sexuelle et culturelle. Que l'Autre est aimable et présentable quand il est lointain. On me rétorquera: et alors? Jeunet ne prétend pas représenter exactement la population parisienne, son film est une fable stylisée, pas un documentaire. Oui, d'accord, Jeunet a le droit de styliser Paris comme il l'entend; et on a aussi le droit de trouver sa stylisation contestable, repliée sur une idée vieillotte et étriquée de la France et totalement déconnectée de toute réalité contemporaine.
Je ne connais pas Jean-Pierre Jeunet, je ne sais pas quelles sont ses idées profondes. Par ailleurs, je suis convaincu que les millions de gens qui ont apprécié ce film l'ont aimé sincèrement, qu'ils soient de droite, de gauche ou d'ailleurs, mais je pense néanmoins que ce succès, comme tout succès, ne saurait suffire à faire d'Amélie Poulain une oeuvre admirable ou incontestable. Car je suis en revanche tenaillé par une hypothèse assez dérangeante mais qui ne me paraît pas farfelue au vu des analyses qui précèdent: si le démagogue de La Trinité-sur-Mer cherchait un clip pour illustrer ses discours, promouvoir sa vision du peuple et son idée de la France, il me semble qu'Amélie Poulain serait le candidat idéal.     ¤

 
 
Le vendredi 1er juin 2001

PHILIPPE LANÇON
Philippe Lançon est journaliste à «Libération».

Le frauduleux destin d'Amélie Poulain

Ce film est un trompe-l'oeil. Le spectateur y circule en terrain de consommation conquis, avec joies et frayeurs programmées.

Quand on parle d'Amélie Poulain, qu'on soit l'ami ou l'ennemi de cette bluette rusée, sentimentale et publicitaire, mieux vaudrait commencer par éviter les grands mots: le destin d'Amélie est justement, comme celui de la plupart d'entre nous, de n'en avoir aucun. Il n'est pas proche du «peuple», comme le vantaient David Martin-Castelnau et Guillaume Bigot. Il ne surfe pas davantage, comme le dénonçait Serge Kaganski, sur le mythe lepéniste d'une France archaïque. Le succès d'Amélie est vierge d'idéologie; c'est de la pure technique mise au service d'une propagande affective pour désespérés: son réalisateur utilise des formes télépublicitaires, propres à séduire les «jeunes» et ceux qui voudraient le rester, pour enchanter la misère affective et sociale contemporaine.
La vie, chez Amélie, est minuscule, tels ces plaisirs inventoriés naguère par Philippe Delerm. Elle se niche dans les plis et les plinthes, comme les chagrins, les rêveries, la poussière et les acariens. C'est la première raison de son succès. Dans les années 50, Roland Barthes écrivait ses Mythologies: en décortiquant le beefsteak-frites, la DS ou la barbe de l'Abbé Pierre, il dévoilait son époque et pensait les attitudes petite-bourgeoises, celles de la classe moyenne. Cinquante ans plus tard, la classe moyenne en a pris un coup dans le miroir et le porte-monnaie; la Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, de Delerm, a inventé, pour la consoler, pour faire passer l'amertume, la mousse légère des micromythologies. Il ne s'agit plus de décrypter, de critiquer, de penser des attitudes et des réflexes qui, entre-temps, ont (un peu, si peu) évolué, mais de les flatter; de s'y réfugier; d'enchanter le quotidien d'un public inquiet et sans destin: recroquevillé. Delerm communie et nous rassure dans le vide partagé. Agréable puis, assez vite, asphyxiant.
Enfant de Delerm, Amélie Poulain est déprimée, solitaire, timide, retranchée dans un infra-monde légèrement autiste dont, bien sûr, l'amour seul la fera sortir - sinon, à quoi servirait le cinéma? Mais ce monde et cet amour sont déterminés par un travail exclusivement publicitaire. Inspiré de Marcel Aymé plus que de Prévert, le film est un train fantôme: encadré par des archétypes, le spectateur y circule en terrain de consommation conquis, joies et frayeurs programmées. Le film donne l'impression de prolonger les pubs qui l'ont précédé et d'annoncer celles qui la suivront: Amélie Poulain, comme le chocolat homonyme, est un concept.
Les personnages qui l'entourent sont caractérisés par des petites manies, des tics d'attitude: ce sont des caricatures stylisées comme on en voit dans toute bonne réclame et comme, à force de vivre de pub et d'images, on finit par voir les gens. La présence de Jamel Debbouze et de quelques Deschiens domestiques n'explique pas, à elle seule, l'impression de regarder de charmants, ou méprisants, petits sketchs: chaque personnage est pris dans son caractère tel un cafard en boîte, un mannequin en Citroën ou un comique dans la télé. Il n'a aucune chance d'échapper à ce qu'on doit penser de lui. Amélie étouffe, puis nous étouffe.
Pour donner le change, la caméra joue terriblement l'esprit «jeune»: elle ne cesse, par ses zooms et ses mouvements, de nous faire des clins d'oeil, d'entrer en connivence, de créer du happy few. Elle joue les spectateurs contre les personnages. Les enfants, grands consommateurs de télé et de publicité, ne peuvent qu'apprécier: l'écran, pour beaucoup, est devenu un ectoplasme à la fois indispensable et pas sérieux; la machine à rêves dans laquelle on saute à l'élastique en remontant par le second degré. Film parfaitement ciblé, donc: film pour «jeunes», c'est-à-dire également pour vieux, puisqu'on sait que les «jeunes», au train où ils se répandent, seront bientôt plus nombreux que les humains.
Il paraît que beaucoup sortent de cette déprimante bonbonnière heureux, «réconciliés» avec la vie, avec leurs voisins, et amoureux du «peuple». Tant mieux pour eux. Quant à parler du «peuple»... Il est difficile de dire ce qu'est le «peuple», mais on peut identifier, un par un, les clichés que le film ne cesse d'en donner. Ils ne sont pas lepénistes: ils sont ricanants comme un samedi soir à la télé; ils vivent de leur usure dans nos regards. Piliers de bistrots aigris et ratiocineurs, petits com's infâmes, vieillards de style Léautaud, parents petits-bourgeois étriqués, rien ne manque, si ce n'est la bouteille de Perrier: peut-être auraient-ils alors, ces personnages, une chance de vivre; de se décapsuler; de se rapprocher de ce que l'écrivain-sociologue Pierre Sansot appelait les «gens de peu». Ici, les «gens de peu» ont bien peu. Gigotants insectes épinglés dans leur casting, tels des squelettes d'antihéros de Marcel Aymé, ils bondissent sur commande dans un train de foire au parcours rigoureusement balisé. Amélie Poulain a du succès parce qu'elle transpose Euro-disney à Montmartre: même logique, même trompe-l'oeil enchanté, même emploi de figurines, même tristesse déguisée en joie. Sous ses vêtements de sympathie, le corps du film est triste, dur, refermé. Il prétend ne pas faire de mal à une mouche, mais il l'écrase dès le premier plan et, avec elle, la liberté des personnages et de ceux qui les regardent. La liberté sera toujours un état moins confortable mais plus joyeux que le frauduleux destin d'Amélie Poulain.     ¤



2001

JEAN-PIERRE JEUNET
Réalisateur du film.

Le mot de la fin

Je m'attendais depuis un certain temps à avoir le retour de manivelle. Je me disais: "Forcément on est en France, le carburant de la France c'est le cynisme, forcément ça ne va pas durer, on va avoir un retour de manivelle." J'en parlais autour de moi et tout le monde me disait: "Mais non, tu vois, ça se passe bien, ça ne va pas avoir lieu".
Finalement c'est arrivé, ça a pris plusieurs mois mais c'est arrivé, par l'intermédiaire de la rubrique "Rebonds" dans Libération. C'est un journaliste dont je ne citerai pas le nom, parce qu'il ne le mérite pas, qui est quelqu'un qui démolit systématiquement tout ce que je fais. "La cité des enfants perdus" est un film qui sentait la chaussette sale, si "Alien" était moins mal c'est parce que les Américains m'avaient appris à faire du cinéma... Et cette fois-ci si ça a été un délire, c'est l'article le plus incroyable que j'ai jamais eu sur un film; un article qui a fait une espèce de polémique tardive, parce que ce film, d'après ce journaliste, parlait d'une France nauséabonde, c'était un clip à la mémoire de Le Pen, c'était un film fascisant, pour rester poli... Un film qui parlait aussi d'épuration éthnique, parce qu'il n'y a, dans ce film, aucun Arabe, aucun Noir (alors je vous recommande de regarder le petit "Making-of", vous verrez si c'est juste ou pas). Finalement cette polémique a eu un deuxième retour de manivelle, ça a relancé de nouveau les entrées, et ça a été, encore une fois, un coup du hasard, un coup du destin, favorable au film. En ce moment, je suis en train de faire la promotion du film à l'étranger. Je suis allé en Corée, en Angleterre, en Allemagne, au Canada - Anglais et Français - et il n'y a pas un journaliste sur la planète qui ne me demande: "Mais quel est le crétin qui a écrit cet article débile?". Donc je pense que ce pauvre journaliste s'est torpillé à jamais, en tous cas maintenant il a une réputation qui est faite sur la planète.



La polémique
Le retentissement à Montmartre