Pour la plupart, les grands critiques de cinéma
(de même qu'une forte majorite de spectateurs) ont été
conquis par le film, qui symbolise pour certains "le renouveau du cinéma
français".
Cependant, quelques journalistes ont entretenu,
par voie de presse dans le quotidien Libération, une polémique
enflammée sur une idéologie sous-jacente que, selon eux,
ce succès national véhiculerait.
Je vous propose un petit tour d'horizon de ces critiques, dont les hypothèses ne sont bien évidemment imputables qu'à leurs auteurs respectifs. Attention, les lignes qui suivent peuvent être de nature à perturber le sentiment de pur bonheur qui habite ceux qui ont vu et aimé le film.
Pour terminer, le mot de la fin sera - et c'est bien naturel - laissé à Jean-Pierre Jeunet, qui commente toute cette polémique avec un certain humour.
SOMMAIRE
Titre |
Auteur |
Date |
Provenance |
|
Pascale |
mai 2001 |
SanDiego.com |
|
|
lundi 4 juin 2001 |
Libération |
|
David Martin-Castelnau
Guillaume Bigot |
lundi 28 mai 2001 |
Libération |
|
Serge Kaganski |
jeudi 31 mai 2001 |
Libération |
|
Philippe Lançon |
vendredi 1er juin 2001 |
Libération |
|
Jean-Pierre Jeunet |
2001 |
DVD du film - piste bonus |
Cliquer sur le symbole
(que l'on trouve à la fin de chaque article) permet de revenir au
sommaire
...et pour une revue d'articles
plus élogieux, aller en rubrique "Liens"...
Dans sa rubrique "Best-of
des brèves de mai", Pascale, correspondante toulousaine du site
http://www.sandiegofrance.com, résume la polémique qui a
fait rage au sujet du film:
La polémique
Le mois dernier, je
vous racontais en quelques mots l'Amélie de Jeunet que j'avais trouvée
bien gentille. Depuis lors, près de 4 millions de spectateurs ont
vu - et apprécié - le film. Le phénomène est
tel qu'il attire même l'attention de nos politiques qui se ruent
comme un seul homme dans les salles obscures et en ressortent avec de savants
commentaires sur ce que veut la France... Les présidentielles ne sont
pas loin et en l'absence de programmes capables de faire la différence,
l'ensemble de la classe politique cherche l'inspiration dans un conte de
fées.
Le président soi même s'est fait organiser une projection privée à l'Elysée pour voir
ce qui fait courir les Français. Il en est, paraît-il, ressorti
plus souriant qu'il n'y était entré. On attend son programme
avec impatience ! !
Chez les intellectuels on est plus réservé,
voire carrément hostile au film. A coup d'opinions assenées,
parfois brutalement, dans les journaux, et de droits de réponse
encore plus véhéments, le débat devient une véritable
foire d'empoigne.
Un premier article publié
dans Libération le 28 mai dans Libé met le feu aux poudres.
Il est signé par deux membres de Génération République.
En voici le début :
" (...) fabuleux destin que celui de ce film: plus
de 3 millions d'entrées en trois semaines, des louanges dithyrambiques
jusqu'aux Etats-Unis, où Variety y voit "un événement
dans l'histoire du cinéma". A quelques bémols près,
bien sûr: un journal français reproche à mots couverts
au réalisateur, Jean-Pierre Jeunet, d'avoir fait un film sympathique
sur la France, "pays médiocre au lourd passé collabo"; dans
un autre, on nous explique qu'évoquant un Paris "sans caillera ni
tag, il a un je-ne-sais-quoi de nostalgique qui fait le jeu du FN"; le
d'habitude-plus-avisé mensuel Technikart le fusille d'un adjectif:
"populiste"; last but not least, le Festival de Cannes le snobe ". (...)
Le 31 mai, réponse du berger à la
bergère : le chef de la rubrique cinéma
des Inrockuptibles se fâche (toujours sur www.libe.fr aux Rebonds)
et se lâche : Amélie n'est pas jolie, et malgré quelques
rares qualités, ce n'est qu'une traînée qui couche
avec l'extrême droite !
Le mot de la fin revient à
un journaliste de Libération, deux jours plus tard, qui met
bon ordre dans la dispute et renvoie les protagonistes dos à dos...
non sans en profiter pour égratigner de plus belle la belle. Sur
Internet, les " newsgroups " réservées aux journalistes reprennent
de plus belle les mots les plus méchants et les dissèquent
sans fin. On aurait presque envie de leur rappeler que ce n'est qu'un film,
que pendant ce temps l'Afghanistan, l'effet de serre, Israël, la Palestine,
et tout le reste ... Quoique, pendant ce temps, ils ne sont pas devant Loft
Story, ni au bistrot. C'est déjà ça !
¤

Le parti d'Amélie
Plébiscité par le public, projeté
à l'Elysée, le nouveau film de Jean-Pierre Jeunet inspire
les hommes politiques.
Quelle levée
de boucliers! Un article de Serge Kaganski,
«Amélie, pas jolie», publié jeudi dans les pages Rebonds de «Libération»,
a suscité une avalanche de réactions. Certes, ce sont les
lecteurs mécontents qui, généralement, écrivent
aux journaux, mais en s’en prenant à l’idéologie «nauséabonde»
du film, le rédacteur en chef adjoint des «Inrockuptibles»
ne pouvait que choquer: parmi les 4 millions de spectateurs du film, il
est obligé, statistiquement, que l’on retrouve nombre de nos lecteurs.
Au vrai, Serge Kaganski avait d’abord voulu réagir
lui-même à un texte paru lundi, dans ces mêmes colonnes,
de
David Martin-Castelnau et Guillaume Bigot, qui expliquait que «la
bien-pensance libérale-libertaire» ne pouvait que rejeter
la vision bienveillante et crédible des «petites gens»
contenue dans le film de Jeunet.
Pour Kaganski, ce film véhicule plutôt
«une vision de Paris, de la France et du monde (sans même parler
du cinéma) particulièrement réactionnaire et droitière».
Il dénonçait aussi le fait que «le Paris de Jeunet
est soigneusement “nettoyé” de toute sa polysémie ethnique,
sociale, sexuelle et culturelle». Et il se demandait si un tel film
ne pourrait pas servir de «clip» aux discours de Le Pen.
¤

Le lundi 28 mai 2001
DAVID MARTIN-CASTELNAU ET GUILLAUME BIGOT
David Martin-Castelnau et Guillaume Bigot
sont membres de Génération République. |
|
Le secret d'Amélie Poulain
La force de ce film qui déplaît
à l'élite bien-pensante: ses «petites gens» très
crédibles.
C'est un inattendu
et, en effet, fabuleux destin que celui de ce film: plus de 3 millions
d'entrées en trois semaines, des louanges dithyrambiques jusqu'aux
Etats-Unis, où Variety y voit «un événement
dans l'histoire du cinéma». A quelques bémols près,
bien sûr: un journal français reproche à mots couverts
au réalisateur, Jean-Pierre Jeunet, d'avoir fait un film sympathique
sur la France, «pays médiocre au lourd passé collabo»;
dans un autre, on nous explique qu'évoquant un Paris «sans
caillera ni tag, il a un je-ne-sais-quoi de nostalgique qui fait le jeu
du FN»; le d'habitude-plus-avisé mensuel Technikart le fusille
d'un adjectif: «populiste»; last but not least, le Festival
de Cannes le snobe.
Que peut donc dire, ou plutôt montrer,
le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain pour susciter un tel engouement
et, à la marge, une hargne aussi sotte? Le peuple, simplement. Quand
toute la vulgate des «élites» françaises diffuse
un mépris teinté de crainte pour les habitants de ce pays,
avec son triptyque géographique beaufs-beurs-ploucs, ce film évoque
les «gens de peu» avec tendresse et respect. Mêlant la
poésie de Prévert à l'esthétique de la pub,
la mélancolie de Trenet à l'esprit branchouille de la rue
Oberkampf, la naïveté d'un Tati aux chansons de Souchon et
de Gainsbourg, il donne à voir des gens aimables, abîmés
certes par la vie, désenchantés, parfois mesquins, mais qui
vont pourtant connaître cette forme de rédemption qui s'appelle
le bonheur.
La buraliste Voici, le macho aigri, l'épicier
teigneux, le banlieusard pavillonnaire dûment doté de son
nain de jardin, l'employé de la SNCF, celui de la RATP, l'écrivain
raté qui-déteste-les-critiques-littéraires, le vieillard
irascible, la concierge aux aguets: il n'en manque pas un. Et leur Geppeto
les anime avec une bonté amusée, une admiration facétieuse,
qui leur prête un destin meilleur: ils réapprendront bientôt
à aimer, à s'aimer, à vivre hors la grisaille et la
médiocrité. C'est là que le bât blesse. Un peuple
qu'on ne raille ni ne fustige? Depuis l'époque Gabin-Bourvil, on
pensait en avoir fini avec cette vision irénique de ce que l'on
nommait jadis «les petites gens». Or voilà qu'elles
resurgissent transfigurées... et crédibles! Insupportable
irruption: le choc, pour la bien-pensance libérale-libertaire, n'aurait
pas été plus rude que celui éprouvé par un
mollah apercevant une foule de naturistes dans les rues de Téhéran.
Le peuple dépeint sans sarcasme ni condamnation? Inadmissible scénario.
A coups de «sondages» et de «révélations»,
on nous avait pourtant enseigné qu'il constituait une engeance détestable.
Peine perdue: Jeunet lui consacre, à ce populo, une ode irrésistible.
Et, ce faisant, apporte la plus cruelle réponse que l'on pouvait
imaginer aux divagations d'un Sollers et de sa «France moisie».
Car tel est sans doute le fabuleux secret d'Amélie Poulain: dans
ce miroir qu'elle nous tend, si différent de la glace déformante
à laquelle on nous a habitués, on se mire avec plaisir, insouciance
et - horresco referens... - espérance. ¤

Le jeudi 31 mai 2001
SERGE KAGANSKI
Serge Kaganski est rédacteur en chef adjoint
des «Inrockuptibles». |
|
«Amélie» pas
jolie
Il est temps de dire tout le mal que l'on pense
de ce film à l'esthétisme figé et qui, surtout, présente
une France rétrograde, ethniquement nettoyée, nauséabonde.
Comme si l'air du
temps et les nouvelles du monde ne nous donnaient pas assez de raisons
de désespérer du genre humain, voilà qu'on nous bassine
depuis plus d'un mois avec un film dont l'esthétique publicitaire
rétro, la poésie frelatée et le propos insignifiant
masquent (à grand-peine) une vision de Paris, de la France et du
monde (sans même parler du cinéma) particulièrement
réactionnaire et droitière, pour rester poli. Et comme s'il
ne suffisait pas que le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain ait bénéficié
d'une tornade d'éloges quasi unanimes, comme s'il ne suffisait pas
qu'une grande partie de la France constitue un front national du cinéma
se masturbant l'identité avec l'image sentimentalo-passéiste
que lui renvoie Jean-Pierre Jeunet, voilà que dans un Rebonds publié
dans Libération,
David
Martin-Castelnau et Guillaume Bigot prennent la défense du film,
tout ça parce que la sainte Amélie a été légèrement
égratignée par une infime partie de la presse. Et les deux
Don Quichotte d'opérette de condamner le mépris des intellectuels,
la condescendance des élites, bref, de voler au secours de ce pauvre
et fragile petit film qui n'a qu'un tort (aux yeux des intellos) selon
eux, «regarder le petit peuple avec amour, empathie et espérance».
Il est peut-être donc temps de dire noir
sur blanc, argumentaire à l'appui, tout le mal qu'on est en droit
de penser de ce film, un droit qui devient même un devoir puisque
la quasi-totalité des médias français, tétanisée
et rendue aveugle par «l'événement», semble bloquée
en pleine génuflexion poulinesque.
Premier point, l'esthétique d'Amélie
Poulain. On le sait depuis ses premiers courts-métrages et Delicatessen,
Jean-Pierre Jeunet est plutôt un virtuose du visuel qu'un cinéaste.
Pour lui, comme pour ses nombreux collègues en pyrotechnie visuelle,
le cinéma n'est pas un outil de connaissance du monde, de découverte
du réel et d'expérience du temps qui s'écoule, mais
un simple moyen technique de recréer le monde à son idée.
Pourquoi pas? Le hic, c'est que Jeunet est sous l'emprise d'une telle volonté
de maîtrise et de contrôle absolu de ses images que ses films
ne respirent plus, que son monde paraît être filmé sous
cloche. Amélie Poulain fait ainsi penser à ces boules de
neige enfermant les monuments de Paris que l'on vend dans les boutiques
de souvenirs kitsch.
Ce parti pris ultraformaliste donne un cinéma
étouffant, de la taxidermie animée, un musée Grévin
qui bouge. Les personnages de Jeunet sont des marionnettes, toutes réductibles
à un seul trait de caractère bien surligné, toutes
résumables en une seule phrase-slogan: La Fille Introvertie qui
Découvre l'Amour; la Buraliste Aérophagique; l'Epicier Irascible;
la Bistrotière Pittoresque et Bavarde, l'Ecrivain Raté; le
Vieux Solitaire et Retiré du Monde qui Recopie des Tableaux de Renoir
(un autoportrait lucide de Jeunet?), etc., etc. Dès lors, les rapports
que nouent entre elles ces figurines sans épaisseur ne peuvent pas
être des rapports humains profonds et développés mais
de simples relations fonctionnelles, des ressorts de cause à effet.
Bref, Amélie Poulain est formellement vissé, factice de A
à Z, et se résume à une succession assez ennuyeuse
de scènes gadgets meublées par des silhouettes caricaturales.
Et alors, me dira-t-on? Jeunet a fait un film
publicitaire de plus, les gens aiment, pourquoi bouder son plaisir, tout
ça n'est pas bien grave, tout le cinéma français y
trouve son compte, pas de quoi s'exciter? Certes. Sauf que si Jeunet a
parfaitement le droit de faire ce type de film (à mon sens, de l'anticinéma),
on a aussi le droit de préférer une tout autre idée
du cinéma. Et puis surtout, second point, sous l'épaisse
croûte «poétique» d'Amélie Poulain, derrière
son aspect rétro Poulbot inoffensif se cache une vision de Paris
et du monde (pour ne pas dire une idéologie) particulièrement
nauséabonde, qui semble ne gêner personne et passer comme
un mail dans un Mac. Si on regarde le film un peu attentivement, qu'y voit-on?
Un Paris des années 30, 50, sorti d'un film de Carné/Prévert.
Amélie Poulain braille à tout bout de champ/contrechamp:
c'était mieux avant! Et alors qu'une oeuvre d'art se doit d'affronter
le présent voire le proche futur, Jeunet dirige son regard en arrière
toute.
On nous explique que le réalisateur regarde
le peuple avec empathie. A notre sens, il regarde surtout le peuple avec
sentimentalisme et nostalgie réductrice, il met en scène
un fantasme démagogique et superficiel de population prolétaire,
il filme un populo de carte postale qui n'a jamais existé sauf dans
l'imagerie et l'inconscient collectif forgés par messieurs Carné,
Prévert et Doisneau. Mais les trois artistes précités
avaient l'avantage de produire leurs oeuvres dans les années 30 à
50, leurs créations étaient contemporaines de leur époque.
Le peuple (ou plutôt une imagerie clichetoneuse et vieillotte du
peuple), Jeunet le regarde sans doute avec empathie, mais sans jamais poser
l'ombre d'un début de question sur les raisons qui provoquent son
aliénation, sans jamais effleurer les conditions de son éventuelle
émancipation. Non, pas de questionnement trop complexe ici, Jeunet
se contente de filmer le peuple à ras de cliché, parce que
c'est joli, rigolo, sympa et pittoresque. Avant d'être un film populaire,
Amélie Poulain est surtout un grand film populiste. C'est tellement
vrai et frappé du sceau de l'évidence que ça n'a pas
échappé à nos hommes politiques de tous bords, surtout
aux deux futurs candidats présidentiels qui n'ont pas loupé
l'occasion de s'accrocher aux branches du succès du film.
Non contente d'être réfugiée
dans le passé et dans le fantasme populo afférent, Amélie
Poulain est recroquevillée dans le cocon de la butte Montmartre.
Aux clôtures formelles temporelle et sociale s'ajoute une clôture
spatiale. Amélie Poulain, c'est Paris village, c'est le repli dans
la tribu du pâté de maison. Nul besoin d'être agrégé
de sociologie et d'histoire pour savoir que l'idéologie du village
est profondément réactionnaire, qu'elle implique plus ou
moins consciemment la peur de la modernité, du changement, des mouvements
du monde et du brassage de populations. La vision de Jeunet sur ce dernier
point précis constitue l'aspect le plus inquiétant de son
film. J'habite dans le quartier du canal Saint-Martin qui est représenté
dans le film. Que vois-je tous les jours en sortant dans la rue? Des Parisiens,
certains sans doute français «de souche», d'autres d'origine
antillaise, maghrébine, africaine, indienne, kurde, turque, juive,
russe, asiatique... Je vois des couples hétéros, mais aussi
pédés, lesbiens, queen... Que vois-je dans le Montmartre
de Jeunet? Des Français aux patronymes qui fleurent bon le terroir.
Je vois aussi un beur désarabisé qui s'appelle Lucien. Mais
où sont les Antillais, les Maghrébins, les Turcs, les Chinois,
les Pakis, etc? Où sont ceux qui vivent une sexualité différente?
Où sont les Parisiens qui peuplent la capitale en 1997 (année
où est censé se passer le film)? Ah, pardon, on voit parfois
de «l'autre» dans le film. D'abord, une chanteuse de blues,
dans un écran de télévision en noir et blanc. Puis
un vieux Noir unijambiste, toujours dans un écran de télé
en noir et blanc. Enfin, un moudjahid afghan dont la voix off nous dit
qu'«il mange bizarrement et se coiffe d'un drôle de cache-pot».
Les Afghans (qui sont majoritairement victimes des taliban) apprécieront.
Tout cela signifie quoi? Que Jeunet regarde le
peuple avec sympathie, certes, mais exclusivement le peuple montmarto-rétro-franco-franchouillard.
Que le Paris de Jeunet est soigneusement «nettoyé» de
toute sa polysémie ethnique, sociale, sexuelle et culturelle. Que
l'Autre est aimable et présentable quand il est lointain. On me
rétorquera: et alors? Jeunet ne prétend pas représenter
exactement la population parisienne, son film est une fable stylisée,
pas un documentaire. Oui, d'accord, Jeunet a le droit de styliser Paris
comme il l'entend; et on a aussi le droit de trouver sa stylisation contestable,
repliée sur une idée vieillotte et étriquée
de la France et totalement déconnectée de toute réalité
contemporaine.
Je ne connais pas Jean-Pierre Jeunet, je ne sais
pas quelles sont ses idées profondes. Par ailleurs, je suis convaincu
que les millions de gens qui ont apprécié ce film l'ont aimé
sincèrement, qu'ils soient de droite, de gauche ou d'ailleurs, mais
je pense néanmoins que ce succès, comme tout succès,
ne saurait suffire à faire d'Amélie Poulain une oeuvre admirable
ou incontestable. Car je suis en revanche tenaillé par une hypothèse
assez dérangeante mais qui ne me paraît pas farfelue au vu
des analyses qui précèdent: si le démagogue de La
Trinité-sur-Mer cherchait un clip pour illustrer ses discours, promouvoir
sa vision du peuple et son idée de la France, il me semble qu'Amélie
Poulain serait le candidat idéal. ¤

Le vendredi 1er juin 2001
PHILIPPE LANÇON
Philippe Lançon est journaliste à
«Libération». |
|
Le frauduleux destin d'Amélie
Poulain
Ce film est un trompe-l'oeil. Le spectateur
y circule en terrain de consommation conquis, avec joies et frayeurs programmées.
Quand on parle d'Amélie Poulain, qu'on soit l'ami ou l'ennemi de cette bluette rusée, sentimentale
et publicitaire, mieux vaudrait commencer par éviter les grands
mots: le destin d'Amélie est justement, comme celui de la plupart
d'entre nous, de n'en avoir aucun. Il n'est pas proche du «peuple»,
comme le vantaient
David Martin-Castelnau et Guillaume
Bigot. Il ne surfe pas davantage, comme le dénonçait
Serge
Kaganski, sur le mythe lepéniste d'une France archaïque.
Le succès d'Amélie est vierge d'idéologie; c'est de
la pure technique mise au service d'une propagande affective pour désespérés:
son réalisateur utilise des formes télépublicitaires,
propres à séduire les «jeunes» et ceux qui voudraient
le rester, pour enchanter la misère affective et sociale contemporaine.
La vie, chez Amélie, est minuscule, tels
ces plaisirs inventoriés naguère par Philippe Delerm. Elle
se niche dans les plis et les plinthes, comme les chagrins, les rêveries,
la poussière et les acariens. C'est la première raison de
son succès. Dans les années 50, Roland Barthes écrivait
ses Mythologies: en décortiquant le beefsteak-frites, la DS ou la
barbe de l'Abbé Pierre, il dévoilait son époque et
pensait les attitudes petite-bourgeoises, celles de la classe moyenne.
Cinquante ans plus tard, la classe moyenne en a pris un coup dans le miroir
et le porte-monnaie; la Première Gorgée de bière et
autres plaisirs minuscules, de Delerm, a inventé, pour la consoler,
pour faire passer l'amertume, la mousse légère des micromythologies.
Il ne s'agit plus de décrypter, de critiquer, de penser des attitudes
et des réflexes qui, entre-temps, ont (un peu, si peu) évolué,
mais de les flatter; de s'y réfugier; d'enchanter le quotidien d'un
public inquiet et sans destin: recroquevillé. Delerm communie et
nous rassure dans le vide partagé. Agréable puis, assez vite,
asphyxiant.
Enfant de Delerm, Amélie Poulain est déprimée,
solitaire, timide, retranchée dans un infra-monde légèrement
autiste dont, bien sûr, l'amour seul la fera sortir - sinon, à
quoi servirait le cinéma? Mais ce monde et cet amour sont déterminés
par un travail exclusivement publicitaire. Inspiré de Marcel Aymé
plus que de Prévert, le film est un train fantôme: encadré
par des archétypes, le spectateur y circule en terrain de consommation
conquis, joies et frayeurs programmées. Le film donne l'impression
de prolonger les pubs qui l'ont précédé et d'annoncer
celles qui la suivront: Amélie Poulain, comme le chocolat homonyme,
est un concept.
Les personnages qui l'entourent sont caractérisés
par des petites manies, des tics d'attitude: ce sont des caricatures stylisées
comme on en voit dans toute bonne réclame et comme, à force
de vivre de pub et d'images, on finit par voir les gens. La présence
de Jamel Debbouze et de quelques Deschiens domestiques n'explique pas,
à elle seule, l'impression de regarder de charmants, ou méprisants,
petits sketchs: chaque personnage est pris dans son caractère tel
un cafard en boîte, un mannequin en Citroën ou un comique dans
la télé. Il n'a aucune chance d'échapper à
ce qu'on doit penser de lui. Amélie étouffe, puis nous étouffe.
Pour donner le change, la caméra joue
terriblement l'esprit «jeune»: elle ne cesse, par ses zooms
et ses mouvements, de nous faire des clins d'oeil, d'entrer en connivence,
de créer du happy few. Elle joue les spectateurs contre les personnages.
Les enfants, grands consommateurs de télé et de publicité,
ne peuvent qu'apprécier: l'écran, pour beaucoup, est devenu
un ectoplasme à la fois indispensable et pas sérieux; la
machine à rêves dans laquelle on saute à l'élastique
en remontant par le second degré. Film parfaitement ciblé,
donc: film pour «jeunes», c'est-à-dire également
pour vieux, puisqu'on sait que les «jeunes», au train où
ils se répandent, seront bientôt plus nombreux que les humains.
Il paraît que beaucoup sortent de cette
déprimante bonbonnière heureux, «réconciliés»
avec la vie, avec leurs voisins, et amoureux du «peuple». Tant
mieux pour eux. Quant à parler du «peuple»... Il est
difficile de dire ce qu'est le «peuple», mais on peut identifier,
un par un, les clichés que le film ne cesse d'en donner. Ils ne
sont pas lepénistes: ils sont ricanants comme un samedi soir à
la télé; ils vivent de leur usure dans nos regards. Piliers
de bistrots aigris et ratiocineurs, petits com's infâmes, vieillards
de style Léautaud, parents petits-bourgeois étriqués,
rien ne manque, si ce n'est la bouteille de Perrier: peut-être auraient-ils
alors, ces personnages, une chance de vivre; de se décapsuler; de
se rapprocher de ce que l'écrivain-sociologue Pierre Sansot appelait
les «gens de peu». Ici, les «gens de peu» ont bien
peu. Gigotants insectes épinglés dans leur casting, tels
des squelettes d'antihéros de Marcel Aymé, ils bondissent
sur commande dans un train de foire au parcours rigoureusement balisé.
Amélie Poulain a du succès parce qu'elle transpose Euro-disney
à Montmartre: même logique, même trompe-l'oeil enchanté,
même emploi de figurines, même tristesse déguisée
en joie. Sous ses vêtements de sympathie, le corps du film est triste,
dur, refermé. Il prétend ne pas faire de mal à une
mouche, mais il l'écrase dès le premier plan et, avec elle,
la liberté des personnages et de ceux qui les regardent. La liberté
sera toujours un état moins confortable mais plus joyeux que le
frauduleux destin d'Amélie Poulain. ¤
2001
JEAN-PIERRE JEUNET
Réalisateur du film. |
|
Le mot de la fin
Je m'attendais depuis un certain temps à avoir le retour de manivelle. Je me disais: "Forcément on est en France, le carburant de la France c'est le cynisme, forcément ça ne va pas durer, on va avoir un retour de manivelle." J'en parlais autour de moi et tout le monde me disait: "Mais non, tu vois, ça se passe bien, ça ne va pas avoir lieu".
Finalement c'est arrivé, ça a pris plusieurs mois mais c'est arrivé, par l'intermédiaire de la rubrique "Rebonds" dans Libération. C'est un journaliste dont je ne citerai pas le nom, parce qu'il ne le mérite pas, qui est quelqu'un qui démolit systématiquement tout ce que je fais. "La cité des enfants perdus" est un film qui sentait la chaussette sale, si "Alien" était moins mal c'est parce que les Américains m'avaient appris à faire du cinéma... Et cette fois-ci si ça a été un délire, c'est l'article le plus incroyable que j'ai jamais eu sur un film; un article qui a fait une espèce de polémique tardive, parce que ce film, d'après ce journaliste, parlait d'une France nauséabonde, c'était un clip à la mémoire de Le Pen, c'était un film fascisant, pour rester poli... Un film qui parlait aussi d'épuration éthnique, parce qu'il n'y a, dans ce film, aucun Arabe, aucun Noir (alors je vous recommande de regarder le petit "Making-of", vous verrez si c'est juste ou pas). Finalement cette polémique a eu un deuxième retour de manivelle, ça a relancé de nouveau les entrées, et ça a été, encore une fois, un coup du hasard, un coup du destin, favorable au film.
En ce moment, je suis en train de faire la promotion du film à l'étranger. Je suis allé en Corée, en Angleterre, en Allemagne, au Canada - Anglais et Français - et il n'y a pas un journaliste sur la planète qui ne me demande: "Mais quel est le crétin qui a écrit cet article débile?". Donc je pense que ce pauvre journaliste s'est torpillé à jamais, en tous cas maintenant il a une réputation qui est faite sur la planète.